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Le greenwashing comme idéologie de la société industrielle

« Gouverner, c’est comploter. »

– Pièces et main d’œuvre, Terreur et possession : enquête sur la police des populations à l’ère technologique, 2008

Paru en 2022, Greenwashing : manuel pour dépolluer le débat public est un recueil de textes utile pour cultiver l’autodéfense intellectuelle contre la bêtise décarbonée et durable. Une bonne part des 37 auteurs de ce livre sont membres de l’Atelier d’écologie politique (Atécopol) de Toulouse, « un collectif de chercheurs et de chercheuses de toutes disciplines, engagés dans la réflexion sur les bouleversements écologiques en cours » ; les autres sont « des scientifiques, des journalistes, des activistes ou des professionnels engagés » (Celia Izoard, Jacques Luzi, Gaspard d’Allens, Jean-Baptiste Fressoz, Christophe Bonneuil, etc.).

Sous la direction d’Aurélien Berlan, de Guillaume Carbou et Laure Teulières, tous trois membres de l’Atécopol, le livre montre de façon convaincante que « le greenwashing contemporain apparaît comme une manière de nous enfermer dans une trajectoire socio-écologique insoutenable ». Autrement dit, tout est orchestré par le système industriel pour nous empêcher d’en sortir. Les pseudo-écologistes autorisés dans les médias – tous sans exception des nantis pro-État et pro-industrie – ont la charge d’anéantir dans l’esprit des populations l’idée même qu’il soit possible de mener une existence digne, écologique et démocratique en dehors du système techno-industriel. Le greenwashing est structurel à la société industrielle. En effet, l’existence de toute industrie implique d’arracher des quantités astronomiques de matière à l’écorce terrestre, de bétonner des surfaces gigantesques et d’intoxiquer les milieux vivants.

Vous trouverez dans ce livre des textes disséquant plusieurs mythes entretenus par le système industriel et ses serviteurs :

  • Compensation, une logique comptable appliquée à la biosphère
  • L’escroquerie de la décarbonation et du nucléaire comme clé de voûte d’une société industrielle bas carbone
  • Le récit mensonger d’une prétendue « prise de conscience » écologique récente (les populations locales se sont opposées dès le départ aux nuisances environnementales de l’industrialisme)
  • L’arnaque de l’écopsychologie (solastalgie, résilience et autres entourloupes pour neutraliser la construction d’un mouvement révolutionnaire capable de renverser l’ordre social dominant)
  • Le mythe selon lequel l’être humain serait écocidaire par nature
  • Etc.

Je vais prochainement republier plusieurs de ces excellents textes qui sont d’utilité publique. En attendant, je vous propose ce morceau choisi de l’introduction du livre :

« Le développement industriel repose de plus en plus sur un processus objectif d’occultation des dangers et des dégâts socio-écologiques qu’il provoque – objectif en ce qu’il ne s’agit pas seulement de les masquer symboliquement, dans le discours, mais de les mettre à distance “loin des yeux, loin du cœur”. Il est frappant de constater que les activités industrielles les plus nocives, quand elles ne sont pas stratégiques, tendent à être “externalisées” loin des centres de consommation. Ce qui fait que les principaux bénéficiaires du “progrès” ont de moins en moins sous le nez les nuisances qu’il génère. Dans un tel aménagement du monde, le greenwashing peut prospérer. Structurellement polluantes et dangereuses, les activités industrielles ont dès l’origine suscité l’hostilité et la méfiance des populations avoisinantes. Celles qui le pouvaient cherchaient donc à s’en distancier ou du moins à esquiver leurs principales nuisances. Ainsi, la bourgeoisie parisienne a-t-elle préféré s’installer dans l’ouest de la ville pour que les vents dominants ne rabattent pas sur elle les fumées que crachaient les cheminées de la “ville des Lumières”. Il était donc logique que l’on cherche peu à peu à éloigner ces industries, tout d’abord des centres-ville, puis dans des régions de plus en plus périphériques. Divers moyens ont été déployés. Les délocalisations bien sûr, liées aussi à d’autres considérations, mais également le développement de technologies en apparence moins polluantes.

L’histoire de l’électrification est un bon exemple de ce processus de mise à distance des nuisances industrielles. Au XIXe siècle, le caractère polluant de l’industrialisation basée sur le charbon sautait aux yeux et à la gorge des habitants, sous la forme du smog notamment. L’électrification qui est au cœur de la deuxième révolution industrielle a permis de cacher en partie cette pollution aux plus privilégiés. La “fée électricité” est apparue comme une énergie “pure et immaculée” : lumière sans feu, donc sans combustion ni suie. Pourtant, l’électricité n’est propre qu’en apparence, n’étant pas une source d’énergie, mais un simple vecteur qui permet d’éloigner ses usagers des lieux de sa production, qui repose sur le charbon et désormais, tout particulièrement en France, sur l’atome. Néanmoins, le mythe perdure et l’électrification est plus que jamais au cœur du greenwashing. Support de la “dématérialisation” et de toutes les “smart” solutions, c’est encore elle qui entretient l’illusion d’un capitalisme vert, basé sur l’électron et les réseaux intelligents, et non sur l’extraction minière, le quadrillage filaire du monde, et la combustion fossile ou nucléaire. Comme le résument Alain Gras et Gérard Dubey dans leur histoire de l’électrification du monde : “L’image de la transition verte est une vieille histoire.” Le greenwashing n’est donc pas une dérive circonstancielle, mais une nécessité constitutive des sociétés industrielles. Pour assurer leur reproduction et leur essor, elles doivent faire disparaître “comme par magie” ce que personne ne veut voir, les revers de l’abondance industrielle : l’accroissement obscène des inégalités, les logiques (néo)coloniales de domination, et la destruction des milieux vivants. Le greenwashing fonctionne donc comme une idéologie, au sens de Marx : ce n’est pas tant un mensonge délibéré qu’un phénomène structurel d’inversion de la réalité dans la conscience commune. On peut aussi dire qu’il relève de ce que Guy Debord nommait le “spectacle” : une mise en scène qui, tout en exprimant les rêves d’une humanité endormie, fait écran sur le monde réel et les dynamiques qui le façonnent, et finit par anesthésier les esprits face à un mode d’organisation délétère, socialement et humainement. »

Sur l’électrification, voir également le journal La Décroissance de février 2023, « Électrification générale, piège final ? ».

Philippe Oberlé

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